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À la recherche d’une genèse du son musical électronique : Les rapports entretenus entre musique et télécommunications avant 1900

Michel Risse

Les travaux généalogiques sur les instruments électroniques remontent en général au Telharmonium. Cet instrument est réputé pour avoir été le premier orgue dont la génération sonore était entièrement électrique, voire même électronique puisque aucun élément acoustique n’entrait dans son principe ; il permettait également de créer des timbres nouveaux par une sorte de synthèse additive. Mais le Telharmonium n’était pas qu’un instrument de musique : c’était également un mode complètement inédit de concert puisqu’il était conçu pour être diffusé à domicile ou dans des lieux publics, transmis par des lignes téléphoniques. L’avènement du son électronique s’accompagnait donc de la création d’un nouveau média, une bonne vingtaine d’années avant l’apparition de la radio.

Si l’on remonte avant cette invention fabuleuse, quasi mythique puisqu’il n’en reste plus aucune trace matérielle hormis quelques photographies (mais aucune empreinte sonore), on s’aperçoit que l’idée de transmettre de la musique par l’électricité n’était pas nouvelle (Ader et le « théâtrophone », et qu’avant le téléphone cette musique était nécessairement d’origine purement électrique, puisque les moyens de transduction sonore (le couple micro - haut-parleur) étaient rudimentaires ou inexistants. En fait, la musique a été l’auxiliaire des premières télécommunications électriques, et à bien des égards.

Lorsque Elisha Gray présenta son télégraphe harmonique en 1874, il pensait que ce procédé pourrait être enfin la solution pour décongestionner le réseau télégraphique mondial et augmenter son rendement. Son projet était d’utiliser des fréquences musicales au lieu de simples impulsions. De simplement rythmique, le Morse devenait ainsi polyphonique, et il devenait possible de d’envoyer plusieurs messages [1]. C’est d’ailleurs pour la promotion de son invention que Gray construisit un petit clavier contenant 16 oscillateurs électromagnétiques avec lequel il organisa de nombreux concerts, le clavier se trouvant soit dans la salle, soit « délocalisé » dans une autre ville. Et c’est en travaillant sur les moyens de transmettre des oscillations électriques qu’il découvrit accidentellement un moyen d’exciter des objets métalliques à ces fréquences, de manière à les rendre parfaitement audibles, inventant ainsi un premier type d’amplification et de haut-parleur.

Auparavant, on connaissait ce que Charles Page appelait dès 1837 la musique galvanique, obtenue en faisant vibrer un électroaimant, lequel produisait ainsi faiblement des sons audibles...pour peu qu’un résonateur acoustique (violon, boîte à cigares) les amplifiât. De très nombreux inventeurs cherchèrent à exploiter ce procédé pour envoyer de l’information dans des fils électriques. Jusqu’à la mise au point d’un transmetteur vocal opérationnel (Gray, puis Bell, puis Edison), tout ce qu’on pouvait transmettre était donc des sons musicaux. En 1860, le Telephon primitif de Reis, dont le transmetteur se composait d’une peau de saucisse et d’une vis platinée, était difficilement intelligible pour de la voix humaine, mais selon L. Figuier « la mesure et la tonalité [étaient] fidèlement exprimées » : c’est dire que la transmission musicale était un enjeu bien réel. C’est dire aussi que pour une oreille de cette époque, la « musique » pouvait se réduire à des rythmes et des notes.

D’autres points de contact très intéressants entre musique et télécommunications peuvent être observés dans la période qui précède la téléphonie. Il convient ici de rappeler brièvement que le télégraphe a, en l’espace de quelques années, littéralement bouleversé notre civilisation, dans des proportions incalculables et dans tous les domaines de la société. Parmi les étapes de ce développement fulgurant, deux procédés attirent notre attention : le télégraphe Hughes, professeur de musique qui utilisa un clavier proche du piano pour composer les textes des dépêches sans recourir à un opérateur Morse, et le télégraphe Baudot, qui augmentait le rendement des lignes téléphoniques en imposant aux opérateurs un tempo rigoureux de manipulation du clavier à cinq touches.

Enfin, il ne faut pas oublier que le développement considérable des réseaux télégraphiques fit naître une véritable « culture de réseau » chez les opérateurs, qui pouvaient se reconnaître entre eux, à l’oreille, d’après le rythme de composition des messages ; une écoute très particulière et d’un caractère éminemment acousmatique, annonçant à coup sûr de nouveaux modes d’audition (le mot swing, pour qualifier un débit rythmique, semble apparaître pour la première fois dans ce contexte). C’est aussi la naissance des premiers espaces virtuels et des jeux en réseaux, que les télégraphistes pratiquaient en se transmettant les coordonnées des pièces d’un échiquier par exemple.

[1] Gray pensait pouvoir transmettre jusqu’à 16 messages simultanément, mais le maximum atteint fut 8.